Rares étaient les jours où Rhenna se réveillait de bonne humeur. Plus rares encore étaient les jours où elle se forçait à sortir pour aller se ré-approvisionner. Et pourtant, aujourd'hui était l'un de ces jours. Hélas. Oh certes, elle aurait toujours pu demander la livraison à domicile, 2007 n'était pas l'âge de pierre... mais pas à Forks. Ce n'était pas pris en compte dans ce petit trou paumé au milieu de nul part, et surtout pas lorsque la cliente habitait au milieu de la forêt. Bande d'arriérés. Oh, ce qu'elle pouvait regretter d'avoir quitté New York... là-bas au moins elle aurait trouvé un magasin qui l'aurait livrée volontiers à son petit appartement, et le livreur ou la livreuse aurait pu avoir un bonus... en nature. Mais pas à Forks, pays du vert et du seul magasin d'alimentation. Fudge.

Alors la demoiselle avait affronté le nuage de sommeil l'entourant comme une chappe de brouillard au petit matin, avait avalé son thé brûlant, et s'était dépêchée de s'habiller, voulant profiter de l'absence des lycéens et des écoliers, ainsi que des parents inquiets de l'alimentation de leurs protégés. Elle s'était dépêchée d'enfiler une robe colorée ainsi que des escarpins – eh, ce n'était pas parce que l'on vivait dans une ville pourrie que l'on devait sacrifier son sens du style ! – pour filer en voiture vers le supermarché, afin de racheter de quoi se nourrir et survivre au milieu de l'humidité environnante.

Environ une heure plus tard, c'était une Rhenna grincheuse, pestant et encombrée qui plaçait ses achats dans le coffre de sa voiture. Elle détestait toujours autant passer du temps au milieu des autres humains... ils étaient malpolis, grossiers au possible, et curieux comme des bêtes. Une vraie horreur. Enfin... cela était peut-être uniquement un trait des Américains, les Japonais n'étaient pas aussi insupportables, d'après ses souvenirs. Mais peut-être qu'elle se trompait. Un peu plus loin dans la rue, elle leva le regard vers une église. Cela faisait très longtemps depuis la dernière fois qu'elle s'était rendue dans l'une d'entre elles... pour l'enterrement de son paternel.

Garant la voiture à côté, elle descendit et se rendit à l'intérieur. L'église était ouverte au public, il n'y avait pas d'office religieux. Rhenna alla s'asseoir sur l'un des bancs, et regarda le reste du bâtiment d'un air nostalgique. Les édifices religieux lui rappelaient toujours son père...

« Otōsan... tu me manques tellement... »

Plongée dans ses pensées, la demoiselle ne s'était pas rendue compte qu'elle n'était plus seule...

Relevant la tête, Rhenna s'aperçut de la présence d'une autre personne, une femme d'après sa silhouette. Elle écouta en silence la prière de l'inconnue, prononcée en italien, puis se releva et alla rejoindre la femme devant l'autel.

« Il n'y a pas de mal, l'église appartient à tous. Et le recueillement à chacun. »

A cela, Rhenna ajouta un petit sourire un peu crispé, peu habituée encore à partager des moments avec d'autres personnes qu'elle-même et son père. Cela avait été pendant si longtemps juste elle et lui... elle n'était pas encore remise de sa mort, et ne le serait probablement jamais. Perdre un parent, c'était horrible, perdre les deux... c'était de l'acharnement. Et elle ferait payer aux vampires de lui avoir volé une vie heureuse. C'était la seule chose qui l'animait encore, le seul sentiment présent dans son être : la vengeance. Ce n'était pas un sentiment noble, loin de là. Elle n'était pas noble, et était répugnée par les personnes se vautrant dans le luxe et l'argent.

« Pardonnez ma curiosité, vous êtes italienne ? Ce n'était pas une prière d'ici... »

La demoiselle attrapa un cierge, puis un briquet dans sa poche, avant de fixer la bougie et de l'allumer d'un geste lent mais déterminé, trahissant son habitude. Elle se perdit dans la contemplation de la flamme si puissante et si fragile à la fois, dernier vestige de l'existence de son père...

Rhenna écouta la jeune dame, car on ne pouvait la considérer autrement, expliquer ses origines, et ne put retenir un rictus de compassion. Elle connaissait ce sentiment, aimer et haïr un endroit à la fois, elle avait le même envers New York. Elle avait été si heureuse là-bas, avant de haïr le fait d'être loin de son père... et de n'avoir pu empêcher sa mort du coup... Cette blessure lui pèserait toute sa vie. En attendant, elle se retrouvait paumée à Forks, dans l'espoir de se reconstruire, animée uniquement par le désir de vengeance. Un triste constat, à 19 ans à peine.

"Parfois il faut enterrer un souvenir quelques temps pour aller mieux, même si il finira toujours par remonter à la surface. Je suis certaine que la personne que vous pleurez aimerait vous voir sourire sincèrement au moins une fois. Vous êtes jeune et la vie est bien trop courte pour la passer enfermer..."

Les sages paroles de l'inconnue amenèrent un sourire triste et nostalgique sur les lèvres de la jeune femme, c'était vrai, Nohiga aimerait la savoir souriante plutôt que triste, mais il n'était plus là, et son absence creusait un trou dans la poitrine de Rhenna. L'enfermement... c'était étrange, comme réflexion.

« Parlez-vous pour vous ou pour moi ? J'ai connu l'enfermement, et malheureusement, la mort m'a libérée. Mais je m'en serais passée... C'est beau de dire que les morts préféèreraient nous voir sourire, mais ils ne sont plus là pour le faire, ou pour le voir. Pour vivre, il faut posséder d'autres sentiments que la colère et la vengeance... »

Le murmure se tut sur ses lèvres, le temps pour elle de fermer les yeux. Pourquoi s'ouvrait-elle autant avec une parfaite inconnue ? C'était totalement stupide et irresponsable... Et pourtant cela faisait tant de bien.

« La mort de celui qui m'a enfermée m'a libérée, c'est vrai, mais il souhaitait uniquement me protéger et me garder en sécurité... Sa mort me semble un prix bien lourd à payer pour pouvoir vivre de moi-même. »

Rhenna ne put empêcher un triste sourire de déformer ses lèvres, ainsi l'inconnue connaissait aussi le sentiment d'enfermement pour son propre bien... C'était tout simplement à s'en déchirer le cœur. Et aujourd'hui, la jeune femme regrettait ses dures paroles envers son paternel, qui n'avait que les meilleures intentions à l'esprit pour sa fille. Hélas, les monstres peuplaient la nuit, et il lui avait été arraché.

La flamme dansait sous ses yeux, faisant un meilleur point de fixation que la dame en face d'elle. Le moindre souffle faisait vaciller la flamme, la bousculant et l'attirant, comme un pâle reflet de la vie quotidienne des humains. Après un instant, elle reprit la parole.

« Je serais également très mal placée pour vous juger, vous êtes après tout plus expérimentée que moi, vous devez connaître la meilleure chose pour vous... Dîtes-moi, pourquoi cela fait-il aussi mal ? J'ai accepté sa mort, je sais ce que j'ai à faire à présent, mais pourtant, j'ai toujours ce poids sur le cœur, cette impression d'écartèlement de l'intérieur... Pourquoi ? »

Elle releva des yeux plein d'espoir vers l'italienne, espoir qu'elle parviendrait à trouver une solution pour avancer, pour ne pas se laisser dévorer par sa peine immense.