Assise sur l’avant de ma chaise, le dos parfaitement droit comme si on l’avait positionné contre une équerre, je maintiens l’imposant instrument entre mes jambes, ma main gauche le tenant fermement par le manche tandis que mes doigts pressent les cordes nécessaires aux accords que je dois enchaîner. Leurs homologues tiennent quant à eux l’archet et le font délicatement glisser, faisant ainsi résonner cette mélodie si connue. J’aurais pu me prêter à un morceau de musique classique. J’aurais dû travailler le morceau que je suis sensée travailler pour mon cours de violoncelle. Mais le cœur n’y est pas. Mon père me manque, alors pour combler ce trou qui se forme jour après jour dans ma poitrine, je joue ce morceau. Angie, la fameuse composition des Stones. La musique préférée de mon père. Adaptée à mon instrument, cette mélodie a un air mélancolie, triste, ce qui colle parfaitement avec mon ressenti actuel. Alors je m’applique, le bout de mes doigts manipulant avec finesse et précaution les cordes et l’archet. Puis tout à coup, une fausse note. Cruelle, elle me fait tressaillir et me donne immédiatement les larmes aux yeux. Prenant une grande inspiration, je tente d’évacuer le trop plein d’émotions qui m’envahit, quand soudain… « Mi mineur, princesse. » Je tourne la tête en direction de la porte et c’est là que je le vois. Vêtu de sa tenue militaire pour le civil, il se tient dans l’embrasure de la porte, sa carrure imposante m’enveloppant d’un sentiment de sécurité rassurant. Il est rentré. « Papa ! » m’écrie-je alors que je m’élance dans sa direction, après avoir précautionneusement posé mon violoncelle sur son support. Il s’accroupit, posant un genou au sol, et m’attrape dans ses bras alors que je lui saute au coup. Il me serre contre lui et moi, je manque de l’étouffer tant je resserre mon emprise autour de sa nuque. Yeux fermés, je crispe mes paupières pour retenir mes larmes. Sa main qui caresse mon dos m’aide cependant à chasser ces perles scintillantes de mes yeux clairs. Se décalant, il me regarde et pose sur moi ce regard paternel et chaleureux auquel j’ai toujours eu droit. Ses doigts se glissent dans mes cheveux. Je crois distinguer dans ses yeux à lui des traces miroitantes d’émotion. « Quand est-ce que tu as appris à jouer ça ? Tu te débrouilles comme une Beethoven. » « Papa… » soupire-je en levant exagérément les yeux au ciel. Ça le fait rire. Beethoven… Et puis quoi encore ? « Jamais je n’atteindrai le niveau de Ludwig. » Je hoche la tête pour appuyer mes propos. Il rit, encore. « Tu le connais personnellement pour l’appeler par son prénom ? » Sa question me tire un rire enfantin, innocent.

Mon père pose alors un baiser sur mon front et prend une mine songeuse. Le fixant de mes yeux bleus, j’attends patiemment qu’il daigne formuler à voix haute ce qu’il pense tout bas. « Bon... Et si je t’accompagnais ? » Rien ne peut me faire plus plaisir. Mon père, lui, ne sait qu’humblement jouer de la guitare. Et cela se montre suffisant pour pouvoir m’accompagner sur certains morceaux, comme celui des Stones. « Oh, oui ! Ça fait longtemps. » m’exclame-je, jetant mes bras en direction du ciel en signe d’excitation. Je m’apprête alors déjà à bondir en direction de mon fidèle violoncelle, mais mon père me retient au dernier moment, attrapant ma main avant que je ne m’enfuie. « Mais avant… J’ai un petit quelque chose pour toi. » Reposant sur lui la clarté de mes iris d’enfant, je le questionne du regard, sans oser prononcer un mot. Il est parti des semaines entières, loin d’ici. En Russie je crois, pour une des nombreuses missions que lui impose son travail. Qu’a-t-il bien pu me ramener après tout ce temps passé loin de chez nous ? La réponse arrive bien vite et me coupe le souffle. Il me tend une magnifique boîte de forme ronde, faite de métaux de couleurs or et pourpres, incrustées de quelques pierres scintillantes. Ébahie, je contemple l’objet dans tous les sens, détaillant chaque recoin du boîtier. Et lorsque les mains de mon père se posent sur les miennes pour me faire ouvrir le petit coffret, une douce mélodie s’en échappe alors que je découvre à l’intérieur une couple de danseurs miniatures qui se mettent à tourner en rond, sur un tapis de velours carmin. Observant les figurines qui valsent au rythme de la musique, j’écoute cette dernière, sentant chaque note se répercuter jusque dans mon cœur avec une puissante douceur. Et je sais à cet instant précis que cette musique me suivra jusqu’à la fin de ma vie. Elle m’a emprisonnée dès que la première tonalité a atteint mes oreilles et ne me lâchera jamais. « C’est joli. » souffle-je tout doucement, comme par peur de briser cet instant si magique. Ses mains toujours contre les miennes, mon père me sourit. Et je sais qu’il comprend à quel point son cadeau me touche. Un silence mélodieux nous entoure pour quelques instants, sans que ni lui ni moi ne prenions la parole. Ce jusqu’à ce que je relève mes yeux dans sa direction, de nouvelles perles salées s’y étant formées sans même que je ne m’en rende compte. « Je suis contente que tu sois à la maison... » Son sourire se fait encore plus tendre, j’y devine même une émotion que je ne saurais décrire. Lui aussi a ces larmes qui lui chatouillent les yeux, et je sens qu’il est tout autant ému que moi, si ce n’est plus. « Moi aussi, ma puce. Et je te promets de ne pas repartir avant longtemps. » me murmure-t-il, laissant un nouveau sourire étirer mes lèvres. « On s’y met ? » J’acquiesce d’un bref signe de tête et, dans un geste commun de nos mains, nous refermons la boîte à musique. Mon père la dépose avec précaution sur le bureau trônant dans le coin de la pièce, puis il s’empare de sa guitare, s’installant près de moi alors que je me suis déjà rassise en compagnie de mon violoncelle. La journée ne peut pas être plus parfaite que ça. Mon père est rentré à la maison, cela suffit à me rendre heureuse.


Longtemps j’ai été élevé par des parents aimant, qui m’ont toujours soutenus face à mes choix. Petite je rêvais de dominer le monde, finalement je me suis contentée de vivre les histoires des autres au travers des livres. Petite intello, toujours devant avec ses lunettes, je n’ai pas vraiment attiré jusqu’à mes vingt ans. J’ai souvent cru que le monde finirait par comprendre moi, la fille qui vivait pour les livres, pour les autres et jamais moi. Je suis fille unique et je n’ai jamais manqué de rien, je parlais déjà le français et l’anglais à la maison, j’ai appris une nouvelle langue. J’ai subi la perte d'un mère, une maladie la dévastant si rapidement, j'ai continué ma vie sans le grand soucis, sans vague, sans défaut. Une vie parfaite mais monotone incroyable vide de sens.. Ma vie semblait morose mais agréable, je faisais des études en littérature, je voulais faire ce que j’aime le plus puis, j'ai pas pensé un seul instant que le monde pouvait être différent, que ce que je croyais comme acquis ne l'était pas, j'ai cru à un monde meilleur, en réalité, le monde n'était pas le même. Non.