J'ai de nombreuses questions sans réponses, mais elles attendront un autre jour, une autre heure. En attendant, ma priorité est de repartir de zéro, laissant assez peu de traces derrière moi pour que l'on n'aille pas casser les pieds de ma famille pour me retrouver, et pour que mes ennuis passés ne remontent pas jusqu'à eux. J'ai eu la chance de retrouver ma fille, dans cette histoire, mais les ennuis que j'ai fait courir à ma sœur et à mon neveu en échange sont trop ingérables. Seul, je ne saurai pas les protéger, et je suis convaincu que m'éloigner d'eux, c'est assurer leur survie. J'espère ne pas me méprendre. Je n'y résisterai pas. J'allume l'autoradio pour me changer les idées alors que mon petit bolide avale les kilomètres au milieu des bois sombres et brumeux de Forks. Terminé le soleil qui brillait sur Portland ce matin encore. Quelque part, je comprend que cette ville attire autant des nôtres. J'engage la voiture dans une des nombreuses allées s'engouffrant dans les bois lorsque mon GPS me le demande, et je continue sur quelques centaines de mètres encore avant de m'arrêter devant une grande maison dont on ne suspecte pas la présence depuis la route principale. Je coupe le contact, fouille dans la boite à gants jusqu'à trouver une paire de lentilles de rechange, et récupère mon portable avant de descendre de voiture, fermant la portière avant de me diriger vers la porte d'entrée, convaincu que l'occupante des lieux m'a repéré depuis longtemps. J'utilise l'appareil photo de mon portable pour vérifier que mes lentilles tiennent le coup, laissant mes yeux apparaitre aussi noirs qu'ils ont pu l'être de mon vivant, avant d'appuyer sur la sonnette. Peut-être que j'aurai du prendre le temps de manger avant de partir... mais dans l'agitation... c'est une pensée qui ne m'a pas effleuré l'esprit une seconde. Et puis, quitte à me trouver à Forks, peut-être bien que Carlisle est parvenu à mettre en place son système de sang synthétique hors des frontières de Blackstone... sinon... et bien, j'irai chasser plus loin.

Le battement de cœur calme, presque retenu, que j'entends derrière la porte après avoir appuyé sur la sonnette m'informe d'une présence à l'intérieur. Une présence qui semble guetter, avant de devenir plus tranquille alors qu'elle se rapproche de la porte.

A son ouverture, je peux voir une jeune femme sur la défensive, dont le ton de la voix laisse peu de doute sur son déplaisir de me voir à sa porte. Il va donc me falloir choisir mes mots et éviter de tourner autour du pot pour ne pas parvenir à mettre sa patience à bout.

"C'est ce qu'on m'a dit. Vos services m'ont été conseillés par le docteur Cullen."

Un nom qu'il semble mieux d'éviter de prononcer dans la région, apparemment. J'avais pourtant cru l'homme plus qu'intégré dans la ville, mais il semblerait que j'en ai encore à apprendre au sujet de ce clan.

"J'ai besoin d'un faussaire. De quoi me permettre de repartir de zéro dans une ville où l'on ne me connait pas encore. D'après Carlisle, vous avez connaissance de notre monde. Alors je dirai simplement que je ne fais plus vraiment les 50ans que me donnent mon permis de conduire."

Un résumé simple et efficace, du moins je l'espère. Il n'y a plus qu'à attendre de voir si elle accepte de m'aider ou si je vais devoir me tourner vers une autre source de faux documents.

Elle semble peu apprécier le fait que Carlisle ne l'ai pas mise au courant de mon arrivée chez elle. Étant donné ce que nous venons de traverser, en vérité, je peux presque la comprendre. Pour être honnête, je ne suis pas friand des visites de vampires à mon domicile, étant donné la présence en ces lieux de la partie la plus humaine de ma vie. Est-ce que je fais le bon choix en refusant de les entrainer à Forks à ma suite? Ne jamais dire jamais. Mais dans l'immédiat, je n'en ai pas la moindre idée.

Je pénètre à sa suite dans la maison, mon coté flic ne pouvant s'empêcher de laisser mon regard trainer à droite et à gauche sur chaque élément qui attire mon attention. C'est assez spartiate, et en même temps juste ce qu'il faut pour être bien installé. Une vraie maison de célibataire sans enfants qui fait la publicité d'une vie bien rangée, tout en laissant deviner la présence d'une autre pièce qui serait certainement davantage dans le style "nid personnel".
Arrivés dans le salon, je m'installe dans la fauteuil en face d'elle, croisant une jambe par dessus l'autre alors qu'elle engage la conversation sur notre point commun, les Cullen. Jusqu'à se couper soudainement, chaque trait de son visage suivant la ligne de conduite de sa voix et de ses paroles, soudain plus professionnelles.

"Carlisle n'a pas hésité une seconde avant de me mener à vous. J'imagine qu'il vous fait davantage confiance qu'à cet autre."

Songer que le patriarche des Cullen ai pu au contraire décidé de m'envoyer dans la gueule du loup? D'un autre, j'aurai pu y songer. Peut-être même de certains membres de sa famille. Mais s'il s'agit de double-jeu, alors on peut dire qu'il est excellent comédien. J'ai plusieurs décennies d'enquêtes et d'interrogatoires derrière moi, après tout. Je me trompe rarement sur la sincérité des gens.

"Le basique. Un passeport, un permis de conduire, une identité crédible du point de vue dates..." Je réfléchis un instant quand elle me parle du nombre de personnes. J'en connais une qui en aura bien plus besoin que moi. "Ma fille et moi. En passant... vous savez vous débrouiller avec les fichiers de la police?"

Si ma demande risque de la faire se méprendre à mon sujet? Une réflexion que je me fait une demi seconde trop tard, ce qui me pousse à me rattraper aussitôt.

"Je suis flic. Et j'imagine que ma carrière est un autre point qu'il va falloir arranger. Je suis commissaire, à Portland. Un poste que l'on peut difficilement prétendre avoir occupé durant plusieurs années à l'âge que j'affiche. Et dans le même temps, je n'ai pas franchement envie de retourner à la circulation, où que je m'installe. Si vous voyez où je veux en venir."

Quand à son prix? Aucune idée. La dernière fois que j'ai fait appel à un faussaire, ça remonte à plusieurs années. Pour tout dire, ma sœur était encore au lycée. Et l'homme n'a pas eu l'occasion de se faire payer. Si cette jeune femme a à craindre pour sa vie? Je me suis assagi avec le temps, même si je suis encore loin d'afficher mon premier siècle.

"Mon prix sera le votre. Rappelez-vous simplement que le salaire d'un flic n'atteint pas celui d'un sénateur, même s'il est commissaire."

Capter le sourire narquois qui passe furtivement sur son visage lorsqu'elle met ensemble "vampire" et "flic"? Un jeu d'enfant, pour quelqu'un associant la vue perçante d'un vampire au souci du détail d'un flic. Je me permet donc un commentaire sur le ton de la conversation.

"Oui, c'est parfois arrivé. A dire vrai, c'est une situation plus confortable qu'on ne le penserait. Rares sont les officiers à soupçonner leur supérieur, surtout quand tout le monde le considère comme un tyran du règlement."

Je la laisse prendre ses notes et réfléchir aux questions supplémentaires qu'elle aurait à me poser, jusqu'à ce qu'elle semble vouloir résumer.

"Si vous voyez autre chose auquel je n'aurais pas pensé. Quand aux chiens... au besoin, envoyez les moi. Il m'arrive parfois d'avoir la dent creuse..."

Je laisse volontiers s'installer un silence à la suite de ma déclaration, quelques instants avant d'éclater de rire, voyant bien que ma plaisanterie de mauvais gout n'est pas du sien. D'accord, nous dirons que cela permet de digérer le prix qu'elle demande. Légitime, certainement, mais un trou certain dans un budget bien entamé par un déménagement, un licenciement pour cause de disparition soudaine et la somme laissée à destination de ma sœur et mon neveu pour leur permettre de rebondir suite à mon départ. Enfin, je dirai que pour moi, faire les courses est superflu. Je saurai moi-même rebondir.

"Correct. J'imagine que dans tel arrangement, il est de coutume de vous en fournir la moitié maintenant, et l'autre à réception? Pour le reste, je suis disponible. En revanche, il me faudra plus de temps en ce qui concerne ma fille. Je n'ai pas vraiment eu de contact avec elle depuis notre retour de cette maudite ville."

Rhenna Hisa? Je lui tend la main en retour, constatant que c'est à mon tour de me présenter.

"Silas Evenson."

Mon humour a apparemment ses limites et je m'en rend compte en observant sa réaction après les avoir franchies.

"Pardon. Pour être honnête, ceux de ma profession sont plus en sécurité avec moi que je ne le laisse imaginer. Je connais leur valeur. Même si l'anglais que je suis trouve qu'ils tirent parfois trop vite."

J'ai un autre genre de victime. Du moins, quand je ne frustre pas suffisamment le prédateur en moi pour faire n'importe quoi quand je pars en chasse. D'aucuns diraient que l'absence de tuteur pour m'apprendre à gérer mon appétit y est pour quelque chose. D'autres que ça serait déjà bien plus simple si j'acceptais ce que je suis au lieu d'en développer une seconde personnalité, de ce tueur que je peux devenir. Bref, j'apprends à faire mes armes dans ce monde, avec des hauts et des bas. Bref, mon choix de prédilection? Ceux qui échappent à la justice. Et croyez moi, y en a bien assez pour nourrir convenablement un sacré paquet de vampires!

J'acquiesce sobrement à l'énoncé de ses règles, me relevant pour accéder à la poche de mon pantalon, d'où je retire une liasse de billets, d'où je prélève les 200dollars demandés.

"Faisons comme cela alors. J'vous laisse recompter."

Je lui tend les billets avant de me rasseoir, la laissant bidouiller ce qu'elle a à faire sur son ordinateur.

"J'ai tout le temps qu'il nous faut. Si vous n'avez rien de mieux de prévu de votre coté."

Je croise son regard un instant quand elle évoque son "vampire-client". Je sais ce que je suis, depuis plus de trente années que ce sort est le mien, mais j'avouerai volontiers que ce n'est pas ainsi que je me définit en premier. Je préfère être un flic comme les autres qu'un vampire comme les autres, même si ça a ses avantages. Du genre, ne pas trop se soucier de prendre une balle au cours d'une intervention. Bien que mes responsabilités au sein du commissariat que je dirigeait jusque là m'a plus éloigné du terrain que je ne l'aurais souhaité. Peut-être que ce déménagement est bénéfique, en soi. Repartir de zéro, dans une structure plus réduite, et avec moins de paperasse à gérer, je crois que je prendrais. Restera plus qu'à voir si, une fois tout ce bazar en règle, je pourrais trouver une place quelque part. En attendant... mon budget repas n'est pas bien conséquent.

"Et je suis un commissaire de police démissionnaire de 65ans qui trafique avec une faussaire pour faire rentrer sa carrière dans les 35 années que figure mon apparence physique. Je serais bien stupide de vous dénoncer."

Mon portable se fait entendre, et j'y jette un œil rapide pour voir le nom d'un russe trop connu s'afficher. Sans façon, j'ai mieux à faire de ma journée qu'envisager une "réunion de famille". Je le rappellerai plus tard, simplement pour m'assurer que ça ne concerne pas Gwen, ou la petite. J'ai pas prévu de passer Thanksgiving avec eux, mais Lena est une gamine sympa. Gwen l'aime bien, en prime. Je laisse la sonnerie se finir avant de mettre l'appareil en silencieux, devinant qu'un appel manqué en appelle un autre.

"La famille. En quelques sortes. Je crois que ce bazar fait rappeler à certains l'existence des autres, même quand ils ne sont pas les bienvenus. Sinon, en quoi puis-je être utile, en attendant?"